Le journaliste et la géographie
PREFACE Noël COPIN
J'ai connu Georges ROQUES quand il était déjà un chercheur, un universitaire et l'une des fortes personnalités du FIG de St Dié des Vosges où il a notamment la responsabilité chaque année de la conférence consacrée à un grand géographe. Mais je n'ai pas été surpris d'apprendre qu'il avait commencé sa carrière comme instituteur. Cet homme de terrain, cet enseignant aime la géographie et voudrait qu'elle soit aimée de ses élèves qu'il aime aussi. Il souffre de ce que la géographie soit peu et mal enseignée, de ce qu'elle ait peu de place dans les médias mais aussi, plus globalement, dans le monde. Ses réflexions sont fondées sur des enquêtes, sur de nombreux entretiens. Il constate, il dénonce avec une certaine sévérité, il propose avec une audace certaine. Ce n'est pas un Don Quichotte se battant contre des moulins à vent.. Après avoir lu son livre- son cri- on pense plutôt à la très belle formule de Romain Rolland : « Pessimisme de l'intelligence, mais optimisme de la volonté. »
Cette préface voudrait apporter simplement, naïvement, en accompagnement ou en contrepoint, le témoignage d'un non-géographe, français moyen qui a travaillé sur les bans des écoles juste ce qu'il fallait en géographie (mais aussi en histoire) pour ne pas perdre de points au baccalauréat, mais qui après avoir fait beaucoup de géographie sans le savoir (on pense évidemment à M.Jourdain) a compris ce que celle-ci pouvait lui apporter, en particulier dans son travail de journaliste.
Est-ce grâce à grâce à Jules Verne que j'ai découvert…la géographie ? Non, pas vraiment. Comme beaucoup d'enfants, je tournais la page ou même les pages quand l'écrivain jouait trop à mon gré le professeur. Je m'intéressais davantage aux superbes gravures, déjà anciennes de mon temps, mais qui anticipaient par principe de quelques pages sur l'événement, c'est à dire sur le péril qui allait s'abattre sur les héros.
Mais c'est grâce à Jules Verne que j'ai découvert les géographes ou plutôt le géographe :Paganel. Très exactement Jacques Eliacin François Marie Paganel, secrétaire de la société de géographie de Paris, membre correspondant des sociétés de Berlin, de Darmstadt, ect. Il apparaît inopinément à la page 39 des "Enfants du capitaine Grant", "cet homme grand et sec…ressemblant à un long clou à grosse tête…Mais sa physionomie annonçait un homme intelligent et gai".
Distrait, Paganel s'était embarqué par erreur sur un yacht privé partant pour la Patagonie alors qu'il croyait prendre un paquebot pour Calcutta. Il lui arriva aussi d'apprendre en quelques semaines le Portugais en croyant que c'était de l'Espagnol. Sa culture est encyclopédique. " Vous êtes un véritable livre" lui dira un de ses nouveaux amis. "Oui, répond-il, vous pouvez me feuilleter". Mais s'il peut dire qu'il a déjà traversé "la Patagonie dans un fauteuil", il ajoute qu'après avoir passé vingt ans de sa vie à faire "de la géographie de cabinet", il a voulu"entrer dans la science militante" (une expression, n'est-ce pas Georges Roques qui soulève encore aujourd'hui de beaux débats!).
Malgré la présence pittoresque de Paganel, Jules Verne, c'était de l'aventure, plus que de la géographie. Celle-ci, à l'école primaire, c'était surtout la présence de grandes cartes sur les murs de la classe, des cartes aux couleurs fadasses , vert, jaunes, brun . Nous avions appris à aimer notre patriotique hexagone dont le plus bel angle et le plus beau côté avaient été longtemps, nous disait la mémoire collective, écorné par l'ennemi héréditaire d'alors. On nous parlait aussi de notre "petite patrie incluse dans la grande", même si je l'avoue je ne connaissais pas, tout bisontin que je sois, l'émouvant quatrain franc comtois cité par Georges Roques (p 21).
Des illustrations de notre grand livre (la géographie avait alors le privilège de la dimension) je garde je ne sais pourquoi le souvenir de celles concernant la circulation: le train sortant de son tunnel, la péniche sur son eau si calme et surtout la belle route droite bordée de grand arbres, menant aux vacances, menant ailleurs, vers la grande patrie et vers le monde.
Les cartes, c'était aussi la guerre. Mon père avait garni tout un mur avec des cartes du nord-est de la France où l'on voyait toutes les campagnes auxquelles il avait participé: la Marne, l'Argonne, la Somme et Verdun bien sûr. Une géographie patriotique qui nous apparaissait alors comme celle de l'héroïsme et pas encore comme celle de l'horreur. Puis vint le printemps de 1940 et les cartes ne disaient plus la même chose. La débâcle qui nous fit traverser une partie de la France par la route et le rail fut l'occasion de retrouver en vrai quelques repères géographiques. Arrivés dans les montagnes de Haute-Loire où nous avions passé l'été, je me souviens de notre joie à découvrir au dessus des sapins le dôme bleuté du Mont Gerbier des joncs dont nous savions tous qu'il donnait naissance à la Loire, ce fleuve que l'on disait aussi irrégulier que certains verbes de notre grammaire. Nous avions tout appris par cœur: les fleuves et leurs affluents, les canaux qui les relaient, et bien sûr, les départements et leurs chef lieu. Mais nos parents, eux, connaissaient toutes les sous préfectures et avaient tendance à se lamenter: l'enseignement de la géographie n'était déjà plus ce qu'il avait été !
Le drame de Pearl Harbour me remplit d'une admiration rétrospective pour un professeur de géographie qui assez longtemps nous avait expliqué sans employer de mots comme "géopolitique" qu'une guerre était inévitable entre le Japon et les Etats-Unis. Ainsi, bien avant que ne soit inventée la formule " La géographie, çà sert d'abord à faire la guerre", je savais que, au moins, la géographie permettait de la prévoir…à défaut de l'éviter.
Je me souviens aussi avoir la même admiration pour un vieux coiffeur lyonnais sur un quai de la Saône qui interrompait une coupe pour expliquer à l'ensemble des clients attentifs le grand mouvement enveloppant imaginé et réalisé par je ne sais évidemment pas quel grand stratège soviétique. C'était encore de la géographie. Et la géographie à cette époque, çà n'étaient pas seulement des livres, c'était la guerre, la vie, la mort, les menaces et les espoirs.
De ma scolarité je retiens encore un enthousiasme passager pour la géographie en seconde parce que notre professeur était passionné et arrivait à nous faire vivre la translation des continents comme une grande aventure. Mais il y avait aussitôt après la préparation du bac (les deux bacs). Comme bien d'autres, je me suis concentré sur les matières "nobles", c'est à dire celles de l'écrit, pour moi français, latin, grec et maths. Je calculais mes efforts au plus juste pour avoir très exactement les 10/20 en géographie et en histoire. Depuis 60 ans, le problème est toujours le même: comment faire croire à des élèves qu'une matière est importante si elle ne compte pas, ou si peu à l'examen.
Journaliste j'ai fait , presque inconsciemment, beaucoup de géographie. Tout simplement en politique intérieure. Plus d'une dizaine d'élections législatives, sept élections présidentielles, sans compter les référendums, les sénatoriales, les cantonales, les municipales… De quoi établir et comparer des cartes, avec des corrélations toujours passionnantes. On se rappelle par exemple tout ce qui fut dit autour de "la France du non" à de Gaulle et des "non" à la monarchie centralisatrice et au jacobinisme.
Un diplomate britannique chargé de suivre particulièrement la situation politique française me disait un jour que pour bien la comprendre il faudrait connaître l'histoire de chacune des circonscriptions. Histoire donc mais aussi géographie étroitement imbriquées dans cet étonnant pays qu'un grand homme disait ingouvernable parcequ'il avait créé inventé 350 sortes de fromages, chacun étant l'expression du génie singulier de sa contrée.
Comment accomplir sérieusement un reportage sans avoir le minimun de connaissances historiques et géographiques, sans les faire partager à ses lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs. Israël et la Palestine, le Golfe, les Balkans, la région africaine des grands lacs…histoire et géographique sont les sœurs siamoises de la connaissance du monde, en relation avec d'autres sciences sociales .
Mon chemin de Damas géographique passe par les Vosges. C'est en 1990 à St Dié que j'ai été converti et que j'ai été saisi par le zèle du néophyte. C'était le premier festival international de la géographie: un coup d'essai qui fut un coup de maître. Préparé avant que ne s'écroule le mur de Berlin, cette première édition avait pour thème "Le découpage du monde". Il m'avait été demandé d'animer plusieurs tables rondes. L'une d'entre elles rassemblait des personnalités de l'ouest et de l'est de l'Europe. Je me souviens d'un Russe qui sur un ton très serein avait parlé comme d'un événement imminent de la disparition de l'Empire soviétique. Malgré tout ce qui venait de se passer, personne ne prévoyait à l'époque que l'éclatement de l'URSS se produise l'année suivante! Etait-ce de la géographie ? En tout cas c'était grâce à la géographie que s'instauraient de tels débats. Quand j'appris qu'il y aurait un deuxième festival je proposais que la Croix dont je dirigeais la rédaction en devint l'un des principaux partenaires. Je me réjouis de penser qu'aujourd'hui beaucoup de mes confrères, tous médias confondus, se retrouvent chaque année dans les Vosges.
En 1991 ce festival avait pour thème "Mégalopoles et villes géantes". A l'occasion d'un débat sur les affrontements urbains, Antoine Bailly présenta une enquête sur les risques de conflit à Los Angeles. Neuf mois plus tard éclataient les émeutes dont on se souvient, à la suite de l'acquittement de quatre policiers blancs qui avaient tabassé un chauffeur noir.
Chaque année m'apporta d'autres exemples, en montrant à quel point la géographie peut être utile à mon travail professionnel.
Les rapports entre les journalistes d'une part et de l'autre les spécialistes, universitaires, chercheurs, enseignants ne sont pas toujours simples. Les premiers ne savent rien ou très peu mais sont pressés de faire savoir ce qu'ils viennent d'apprendre ou ce qu'ils croient savoir. Ils ont les moyens de le faire ; . Les seconds mais ils n'ont pas toujours l'envie et encore moins la possibilité de dire ce qu'ils savent sauf à leur propre communauté restreinte.
De plus en plus cependant les spécialistes envahissent les médias. On se souviendra longtemps de ces généraux en retraite appelés pendant la première guerre du golfe à commenter une attaque hautement technologique avec des considérations stratégiques d'un autre âge.
Depuis nous voyons de temps en temps déferler dans toutes les pages "débat", "records", "horizon", "forum" la prose des directeurs de recherche et des maîtres de conférence en tous genres qui dissertent sur la sexualité de "Catherine M." ou sur le voyeurisme des "Loft Story", bref sur tous ces phénomènes qui transforment, dit-on, la société.
Cela ne doit pas faire oublier que de plus en plus de journalismes sérieux établissent des rapports avec des experts sérieux auxquels ils peuvent demander un renseignement, un conseil et pourquoi pas un article ou une interview. Cette collaboration est de plus en plus nécessaire, dans l'intérêt de tous. L'écueil pour le journaliste serait en fait d'abandonner progressivement son rôle, de se contenter d'avoir un bon carnet d'adresse- évidemment indispensable - et de tendre son micro ou de laisser la plume à d'autres.
Trop souvent, dans nos conférences de rédaction, nous nous demandons qui nous pourrions interviewer sur tel sujet, plutôt que de chercher quel journaliste compétent pour le traiter lui-même.
L'écueil pour l'expert est évidemment d'être pris au piège d'une trop forte médiatisation. Il m'est arrivé parfois, comme bien d'autres, d'ironiser sur tel ou tel philosophe devenant une super-vedette. Mais rêvons…Rêvons que Socrates vive à notre siècle. Ne serions-nous pas tentés de suivre une émission au cours de laquelle il remplirait, comme autrefois, ce rôle " d'accoucheur des âmes au travail" qu'il se donnait à lui-même, fils de sage femme. Encore faudrait-il qu'il acceptât ! Mais pourquoi refuserait-il de faire à la télévision ce qu'il faisait sur l'Agora ?
Georges Roques le dit lui-même. Les géographes ont peur parfois de "tomber dans le journaliste". Il dénonce les "règles sommaires" de l'espace médiatique :
- immédiateté
- style provocateur et idées réduites à l'essentiel
- manichéisme des alternatives
Comme il a raison ! Mais comme il a raison aussi de se moquer gentiment de cet autre éminent géographe ouvrant son introduction dans un colloque sur la région par cette phrase : "La région est un géotype de substance sociétale et d'échelle biographique". Et il a encore raison de sourire de cette revue dont le premier article a pour titre : "L'écotourisme littoral en Patagonie argentine".
Cela certes a l'avantage de nous rappeler une nouvelle fois Paganel mais si la géographie a la notable ambition de "décrypter le monde", encore faudrait-il que, pour tomber" bien évidemment dans le journalisme, la géographie utilise un langage qui se laisse décrypter.
Plus sérieusement plus simplement, nous avons à regretter qu'il n'existe pas encore suffisamment de rapports entre journalistes et géographes comparables par exemple à ceux de beaucoup de nos confrères ont établis avec des biologistes et des médecins, des juristes, des politologues et oui, bien sur, des historiens !
Pourtant, mon expérience de St Die et, bien sur, tout un travail professionnel m'incitent à penser que c'est entre journalistes et géographes qu'il y a le plus de liens naturels.
Au risque de porter atteinte à la réputation et à la dignité des uns et des autres, je dirai volontiers qu'ils sont des "touche à tout". Dans mon esprit, c'est effectivement un compliment d’Etre touche à tout", c'est avoir la curiosité de se saisir de tout sujet qui se présente dans l'espace et le temps et la capacité de l'aborder. Cette étonnante diversité des thèmes traités par la géographie ou par tel ou tel géographe est le signe d'une ouverture et d'un et d'une souplesse de l'esprit, d'une facilité d'adaptation qui sont par ailleurs quotidiennement demandées aux journalistes.
Sans se laisser aller à la caricature, on peut dire que bien d'autres sciences donnent l'impression que le champ de la recherche s'y réduit au fur et à mesure de son approfondissement.
Dans leur grand rassemblement annuel à St Dié comme dans leurs travaux, les géographes se situent en pleine actualité. Qu'il suffise d'évoquer quelques grands thèmes : l'eau, l'alimentation, la santé, les risques naturels, ect. Et cette actualité concerne l'ensemble du monde. Un recul- quantitatif et qualitatif-de l'enseignement de la géographie, une moindre présence de la géographie dans les médias, dans la cité, dans la vie nationale ou internationale serait singulièrement illogique en cette époque où l'on ne cesse de se gargariser du mot "mondialisation". La géographie n'est - elle pas plus apte que beaucoup d'autres à cerner les réalités que recouvre cette expression mythique aux résonances souvent irrationnelles Les géographie n'est - elle pas placée que d'autres pour analyser les tensions de plus en plus fortes entre le singulier et l'universel et finalement pour faire face à la complexité des réalités humaines, Décrypter le monde pour que les hommes et les femmes de ce monde- et les "petits d'hommes" le connaissent mieux, et, le connaissant mieux, s'en sentent responsables. Telle est la tache des géographes…et des journalistes, avec d'autres.
Christian Pierret, président promoteur du Festival de St Die, disait devant la Société de Géographie que la géographie était une science humaine, ajoutant qu'elle était aussi une science humaniste, humanisante. Oui, elle permet aux hommes de mieux connaître les autres hommes et donc de mieux connaître leur propre humanité.
Un des grands moments du festival de St Dié fut à mon sens ce long débat qui marqua l'édition consacrée en 2002 aux religions et qui amena des géographes, des journalistes, des philosophes à critiquer la fameuse thèse du"choc des civilisations".
Est-ce à dire que, selon le mot de Paganel, la géographie doit être "militante ?" Pourquoi d'abord un géographe ne pourrait-il pas être, comme tout citoyen, un "militant ?" Pourquoi les débats ne pourraient-ils pas être passionnés ? A condition, évidemment, que pour le géographe, pour le journaliste, pour tout autre, les militarismes, les convictions, la passion ne nuisent en rien à la rigueur, à l'honnêteté de la recherche, de l'investigation, de l'information.
Aussi ne doit-on pas demander à la géographie d'apporter des solutions, ses solutions à tous les problèmes du monde, mais de fournir les connaissances qui permettent ensuite aux décisionnaires eux même d'agir…
On parle souvent des querelles d'école, voire des querelles de clocher entre géographes. Est-ce une certaine naïveté qui m'a empêché de prendre la mesure de l'ampleur et de la gravité de ces affrontements ? Ne serait-ce pas le climat de St Die, un lieu assez exceptionnel de liberté, comme si les portes étant largement ouvertes, personne n'aurait la tentation de les claquer.
L'ouverture, telle est sans doute l'une des caractéristiques principales de la géographie, ouverture au monde et ouverture aux autres sciences (dont le Festival de St Die est le signe). Le concours de tous, de toutes les sciences est nécessaire pour décrypter le monde. Les géographes plus que d'autres en ont une claire conscience. Georges Roques cite un proverbe du Burkina - Fasso: "il faut aller chercher la braise chez le voisin". J'en ajouterai volontiers un autre, qui vient de la Cote d'Ivoire: "La sagesse n'habite pas qu'une seule case". Beaucoup de géographes ont la sagesse de croire en ces proverbes.
Mais alors, où sont les contours ? Une science aussi ouverte et consciemment, volontairement ouverte est évidemment bien difficile à définir. Je renvoie cependant le lecteur à quelques belles formules de Jean Robert Pitte, de Geneviève et Philippe Pinchemel et je retiens celle d'Armand Frémond : la géographie…"subtile comme un art, rigoureuse comme une science".
Mon dernier argument est une histoire à laquelle Georges Roques fait une rapide allusion. Elle est si belle que l'on pourrait croire à un conte. Mais elle est authentique.
Il était une fois une petite anglaise très attentive à l'école. Elle part en vacances avec sa maman, sur les plages d'Indonésie, à la fin de l'année 2004. Intriguées par le mouvement insolite des vagues qui brusquement se retiraient, elle s'est souvenue des explications données par son professeur de géographie sur les tsunamis. Avec sa maman, elle donne aussitôt l'alerte. Grâce à elle toutes les personnes qui se baignaient là, une centaine, ont échappé à la catastrophe.
Voilà ce que peut faire la géographie intelligemment enseignée par un modeste Paganel du début du 21e siècle.